Les truffiers de l’art contemporain

Le Monde Economie 15 février 2018


Plongée dans le monde discret et feutré des conseillers artistiques des riches collectionneurs. Leur mission : dénicher les œuvres qui raviront leur donneur d’ordre.

Tout le monde peut s’improviser conseiller de collectionneurs, c’est un peu comme les comtesses de l’immobilier » qui ont émergé dans les années 1990, quand le marché flambait, s’amuse Hervé Mikaeloff, un conseiller reconnu. Aucun diplôme n’est requis. Un judicieux carnet d’adresses d’amateurs d’art fortunés et un œil aiguisé peuvent faire office de sésame. « On croise beaucoup d’étoiles filantes », constate son confrère Philippe Ségalot. Une poignée d’hyper-spécialistes à New York, Londres, Paris, Pékin, Genève, mais aussi une palanquée de parasites, prévient Jean-Gabriel Fredet, auteur de Requins, caniches et autres mystificateurs (Albin Michel, 2017). Ce métier méconnu consiste à aider – moyennant rétribution – des collectionneurs d’art à assouvir leur passion en ajoutant inlassablement de nouvelles œuvres à leur patrimoine.

L’explosion du marché de l’art contemporain, le fait qu’il constitue à la fois un marqueur social incontournable et un investissement non imposable, a favorisé l’essor de ce métier pas comme les autres. Dans les couloirs des foires d’art contemporain, à l’ARCO, qui démarre le 21 février à Madrid, ou à l’Armory Show, à New York, le 8 mars, déambulent désormais en duo – comme d’inséparables psittacidés – un coach artistique et son client. Le premier expliquant au second – s’il est néophyte – ce qu’il faut absolument acquérir.

« Je ne fais pas de babysitting, je fais les foires seul », tranche M. Ségalot. Les plus huppés de ces conseillers travaillent pour des esthètes qui n’ont plus besoin de petits cours. Le pape de cette profession s’appelle Marc Blondeau. Ancien patron de Sotheby’s en France, il peut se targuer d’avoir conseillé François Pinault très tôt, entre 1990 et 2000. « Le principe même de notre profession est de travailler de façon confidentielle. Quitte à être plus discret que nos clients », explique ce professionnel installé à Genève. Il y a trente ans, il pouvait prendre le Concorde deux fois dans la journée, avec le réalisateur Claude Berri, pour aller acheter un Andy Warhol à New York. Il dénichait aussi des merveilles – comme de somptueux Jean Dubuffet – pour le patron de Pathé, Jérôme Seydoux. « Acheter, ce n’est pas empiler des œuvres, c’est construire une collection selon la sensibilité d’un collectionneur », explique M. Blondeau.

« Je suis une tête chercheuse » Bon nombre de ses confrères ont aussi fait leurs classes dans des maisons d’enchères. Rosario Nadal, conseil d’Eugenio Lopez pour sa Fondation Jumex au Mexique, a d’abord travaillé chez Christie’s avant de s’installer à son compte à Londres. Fils spirituel de M. Blondeau, M. Ségalot a donné un coup de fouet au département d’art contemporain de Christie’s à New York avant de créer sa structure, GPS, aux côtés de Lionel Pissarro, un arrière-petit-fils du peintre, et de Franck Giraud, ex-patron du département art moderne de Christie’s. « J’ai les mêmes clients – pas plus que les doigts d’une main – depuis vingt ans », assure M. Ségalot, installé à New York. Lui ne dévoile aucun nom. M. Fredet cite « la famille royale du Qatar, le roi des télécommunications d’Amérique latine Carlos Slim, l’armateur Sammy Ofer ou encore Alberto Mugrabi, l’homme aux 500 Warhol ».

D’autres viennent du monde des galeries. Edward Mitterrand, petit-fils de l’ancien président, a fermé la sienne, à Genève, avant de conseiller un des plus influents négociants de pétrole et de métaux, Pierre Lorinet. Ce Français installé à Singapour a acquis des sculptures magnifiques pour les implanter dans un parc au Muy (Var). « Il a commencé en 2013 et avait auparavant acheté des œuvres pas terribles », confie celui qui a fait son éducation. Il lui a déconseillé d’acquérir certaines œuvres pour en préférer d’autres. Comme celles des minimalistes américains Dan Flavin, Carl Andre ou Sol LeWitt « encore sous-évalués ». Il refuse d’acheter des œuvres de jeunes artistes à plus de 30 000 dollars (24 200 euros).

« C’est un métier que l’on ne peut pas déléguer », dit Nicolas Trembley, également installé à Genève. Lui qui a dirigé le Centre culturel suisse à Paris et organisé de multiples expositions, travaille pour la collection du banquier genevois EricSyz et de sa femme Suzanne. Un millier d’œuvres, dont une partie est désormais présentée au public. « Je les conseille pour les acquisitions, en veillant à la cohérence de la collection. Mon rôle est plus scientifique qu’affectif », dit-il. Un travail proche de celui d’un conservateur de musée puisqu’il gère aussi les assurances, les achats, les prêts des œuvres…

« Je suis une tête chercheuse », renchérit Frédéric Morel, qui a dirigé Flammarion, avant de faire de sa passion pour l’art une profession. Tout le monde s’y met. Aux Etats-Unis, où Thea Westreich Wagner a inventé ce job et où Mary Zlot conseille les fortunes de la Silicon Valley, pas une semaine ne passe sans qu’un collectionneur de renom ne reçoive une proposition. Patricia Marshall, chargée des acquisitions à la Fondation Jumex, déplore que la profession soit minée par des charlatans qui prennent juste des commissions sur les ventes en galerie.

Il n’existe qu’une seule association professionnelle de conseillers artistiques, située dans le quartier de Brooklyn, à New York. En Europe, rien de tel. Son code de déontologie précise que ces art advisors ne doivent pas agir eux-mêmes en tant que marchands, pour éviter tout conflit d’intérêts. D’ailleurs, ils s’engagent à ne pas être rémunérés par les galeries mais bien par leurs clients. Généralement, ils facturent entre 8 % et 15 % du prix de l’œuvre achetée. Ce qui peut monter très, très haut…

Les collectionneurs novices viennent de la nouvelle industrie, affirme Edward Mitterrand. « Du monde de la finance ou d’Internet », précise Hervé Mikaeloff. « J’ai été ­contactée par des gens très fortunés, qui veulent monter une collection pour la revendre dans deux ans. J’ai refusé », explique Gaïa Donzet, qui a aidé le financier Edouard ­Carmignac à constituer la collection de sa fondation, qui ouvrira le 1er juin sur l’île de Porquerolles (Var).

Comment donner une singularité, un goût, un esprit, à chaque collection ? Faire des choix esthétiques visionnaires et éviter un académisme moutonnier ? Les finances sont essentielles. Mais pas seulement. Rivaux, les deux empereurs du luxe Bernard Arnault, PDG de LVMH, et François Pinault, fondateur de Kering, sont chacun entourés d’une équipe ad hoc.

L’ancien ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon, pilote celle de M. Pinault. Aux côtés du conseiller culturel et directeur général de la collection, une dizaine de professionnels joue les vigies : Caroline Bourgeois, l’ex-directrice artistique du centre d’art contemporain Le Plateau, passionnée de vidéo, mais aussi Elena Geuna, très liée aux artistes de l’Arte Povera, Matthieu Humery, spécialiste de photographies, Xin Li, experte en peinture chinoise…

Le trio Jean-Jacques Aillagon, Martin Bethenod – directeur du Palazzo Grassi et de la Punta dellaDogana à Venise – et Caroline Bourgeois réalise des repérages dans les foires avant leur ouverture, pose des options. Quand le propriétaire de Christie’s ne s’est pas déguisé lui-même en manutentionnaire, raconte M. Fredet, pour repérer avant tout le monde « la belle marchandise »… « L’arbitrage ultime, c’est François Pinault. Il rentre d’ailleurs d’un mois de visites d’ateliers d’artistes, de galeries et de musées autour du monde », confie M. Aillagon. La collection Pinault compte quelque 3 000 numéros. Depuis les premiers Picasso achetés grâce à l’historien de l’art Pierre Daix avant l’acquisition d’un panel d’artistes, dont Martial Raysse, Damien Hirst, Adel Abdessemed ou Claire Tabouret. M. Pinault « aime développer des relations privilégiées avec les artistes », précise M. Aillagon.

Chez LVMH, Jean-Paul Claverie, conseiller du président, assure que « la liberté de choix de Bernard Arnault n’est pas entravée par des considérations liées au marché. Il n’a jamais rien revendu. Cela permet de nouer une relation de confiance avec les artistes et le milieu de la culture ». Là non plus, pas de comité scientifique pour les acquisitions, mais des propositions qui émanent de Suzanne Pagé, à qui Bernard Arnault a confié la direction artistique de sa fondation en 2006. « Tout est centralisé par Suzanne Pagé, même les suggestions des conseillers artistiques comme Hervé Mikaeloff ou Patricia Marshall », précise M. Claverie.

D’une curiosité insatiable et avec « un œil libre de tout », Mme Pagé, après avoir donné une âme au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, arpente ateliers, galeries, musées. De façon infatigable. En « multipliant les indicateurs » dans le monde entier et en « s’informant de tout avec une discipline obsessionnelle », dit-elle. Pour trouver des œuvres « qui rendraient les dieux jaloux »…

Par Nicole Vulser
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