Les Echos

Profession : coach pour collectionneurs d'art.

Par Martine Robert

On ne connaît ces chercheurs d'art que dans le microcosme des grands collectionneurs, pour lesquels ils sélectionnent des oeuvres prestigieuses. Zoom sur les « art advisors » et sur leurs recettes.

On les voit souvent en tandem arpenter les grandes foires d'art de la planète, où les collectionneurs flanqués de leurs conseillers effectuent une sélection aussi rapide que draconienne. L'engouement croissant pour l'art a fait émerger ces coachs dont certains sont célèbres mondialement dans le microcosme, comme Philippe Ségalot, l'un des « art advisors » de François Pinault, ou Patricia Marshall, aux côtés de Bernard Arnault pendant cinq ans. « L'art contemporain a explosé ces dix dernières années, avec une offre pléthorique, des collectionneurs toujours plus nombreux, beaucoup d'argent et de spéculation à la clef. Il est devenu nécessaire de faire appel à un conseiller censé apporter des repères, calmer le jeu », explique Katia Raymondaud, qui a monté un cycle de formation assez unique sur ce métier méconnu à l'Iesa, l'Institut d'études supérieures des arts.

Il n'existe pas en effet de cursus officiel, ni de diplôme, pour devenir le « personnal shopper » d'amateurs d'art aisés, tantôt capitaines d'industrie, de la finance, de la Net économie ou du luxe, tantôt stars du showbiz ou du sport, ou encore... héritiers. N'importe qui peut se prétendre spécialiste - la porte ouverte à tous les abus. « Je suis révulsée, tout le monde s'improvise aujourd'hui "art advisor" par appât du gain, sans connaissance solide », s'insurge d'ailleurs Patricia Marshall, qui compte parmi ses clients depuis de nombreuses années Thierry Gillier, fondateur de Zadig & Voltaire, ou la prestigieuse fondation Jumeix au Mexique. « Certains ont juste un carnet d'adresses et font cela sur leur temps libre, car c'est valorisant », renchérit Hervé Mikaeloff, conseiller très réputé, notamment sur l'Asie et les pays émergents.

Un solide réseau

Car être un chercheur d'art digne de ce nom exige une longue expérience, afin d'apporter à ses clients non seulement ses connaissances en histoire de l'art, mais aussi ses entrées privilégiées - les « first views » - dans les foires, galeries, ateliers d'artiste, garantissant un accès aux meilleures oeuvres, celles que l'on s'arrache. Car les galeries ont des stratégies très rodées pour propulser leurs poulains. « Elles cherchent d'abord à faire entrer les oeuvres de leurs artistes dans les musées et institutions, puis chez de grands collectionneurs qui vont les montrer et, ensuite, chez des acheteurs recommandés », confirme Frédéric Morel, qui a décidé de vivre de sa passion pour l'art contemporain en créant sa société de conseil, Natessy, après avoir dirigé dix ans Flammarion.

« Cela suppose un réseau, qui ne se bâtit pas en un jour, et un travail de veille pour être à l'affût de toute nouveauté », précise Katia Raymondaud, « art advisor », qui a d'abord travaillé chez le galeriste Daniel Templon, avant de franchir la Manche pour faire du commerce international avec la Russie et l'Ukraine, puis de se lancer il y a cinq ans. « Chaque conseiller a son profil, fruit d'un parcours, de rencontres, de découvertes et d'erreurs parfois », explique cette experte trilingue, férue d'art russe. Hervé Mikaeloff, ancien de l'Ecole du Louvre, de la Fondation Cartier et de la galerie Perrotin, est à l'origine de nombreuses commandes artistiques et joue aussi les commissaires d'exposition. « J'ai ainsi acquis la légitimité pour constituer des collections institutionnelles ou privées », explique ce conseiller du groupe LVMH. Pour Sanofi, il réunit des créations d'artistes français et allemands sur le thème de la santé. Pour La Banque Postale Asset Management, il sélectionne des oeuvres sur papier. Pour la fondation dirigée par l'épouse du président de l'Azerbaïdjan, il valorise des artistes azerbaïdjanais dans le monde.

Historienne de l'art, Laurence Dreyfus est chasseuse de talents pour divers collectionneurs privés internationaux dont Judith Milgrom, fondatrice de Maje, ou l'un des fils Decaux, après diverses expériences en galerie et en commissariat d'exposition. Chaque année à Paris, pendant la Fiac, elle organise « Chambres à part », présentant dans des résidences prestigieuses ses oeuvres coups de coeur, parfois conçues pour l'occasion, par des artistes internationaux rarement montrés en France. « C'est une prise de risque, un investissement pour moi, mais aussi une rencontre exceptionnelle entre artistes et collectionneurs », explique-t-elle.

Dénominateur commun : ils sillonnent en permanence la planète, avec ou sans leurs clients, pour être les premiers à dénicher la pépite d'un créateur confirmé ou traquer le jeune talent prometteur... tout en scrutant sur Internet les ventes aux enchères à venir aux quatre coins du globe et les cotes obtenues par telle pièce ou tel artiste. D'autant qu'un bon « art advisor », plus psy que gourou, doit concilier sa propre identité avec les préférences et la personnalité de son client. Il propose, n'impose pas et sait mettre en garde. « Nous faisons du sur-mesure et prévenons des dangers potentiels : se laisser séduire par l'environnement dans lequel on découvre un artiste, être porté par le "mainstream" et ne pas avoir son socle intime de convictions... Mon approche est sécuritaire, il y a toujours une idée de patrimoine derrière une collection », observe Katia Raymondaud.

Etablie aux Etats Unis - premier marché de l'art au monde -, Patricia Marshall a une vision sociologique d'une collection, sans perdre de vue sa dimension d'investissement. « Je construis une collection comme un curateur dans un musée, avec une cohérence, un thème. Une mauvaise collection, c'est de l'argent perdu et mes clients veulent des résultats », précise cette économiste de formation. « Parfois, les discussions sont vives avec Patricia, car elle a des avis tranchés, mais nous formons un vrai binôme », rétorque Thierry Gillier.

Même approche pour Laurence Dreyfus, dont certains clients n'hésitent pas à se payer un jet privé pour venir voir un tableau à 10.000 euros. « Même quand un collectionneur veut avant tout se faire plaisir, je privilégie des pièces qui font sens, offrent une rupture de forme, d'écriture », explique-t-elle. Lorsqu'il s'est agi d'acquérir pour un client l'un des autoportraits de la photographe Cindy Sherman déguisée en clown, elle n'a pas choisi au hasard. « Je savais que ce portrait de clown, qui allait passer en vente publique, était le bon : riche en couleurs, triste et gai à la fois, féminin et irrévérencieux, une vraie oeuvre de collection. Mon client a eu une poussée d'adrénaline pendant les enchères, a créé le record, mais il s'est offert une icône d'aujourd'hui et est déjà quasi assuré d'une plus-value. » Une de ces oeuvres de nature à satisfaire aussi l'ego de l'acquéreur...

Car, aujourd'hui, collectionner de l'art fait partie du statut social. « Il y a dix ans, les nouveaux riches faisaient appel à des décorateurs. Maintenant, ils savent qu'il leur faut "des noms" d'artistes accrochés aux murs pour être reconnus parmi les riches », commente Bernard Utudjian, directeur de la galerie Polaris. « L'art contemporain s'est globalisé. Si on ne connaît pas la vingtaine d'artistes les plus cotés internationalement, on est considéré comme un provincial », souligne Katia Raymondaud. La médiatisation des prix hallucinants obtenus dans les grandes ventes aux enchères entretient le phénomène.

Une palette de services

Si l'« art advisor » est là pour aider son client à estimer et acquérir une oeuvre, voire à en négocier le prix, son travail est beaucoup plus large : des visites guidées multiples, destinées à exercer l'oeil de l'amateur débutant, à la gestion de la collection de l'acheteur compulsif pour que celle-ci prenne de la valeur grâce à des prêts d'oeuvres dans des musées, en passant par la recherche d'archives, l'obtention de certificats, la réception de la pièce ou la mise en relation avec des acheteurs potentiels en cas de revente... D'ailleurs les grands collectionneurs disposent souvent d'« art advisors » à demeure : Bernard Arnault a embauché Suzanne Pagé, ex-directrice du musée d'Art moderne de la Ville de Paris, pour constituer la collection de la future Fondation Louis Vuitton; François Pinault s'est entouré de Caroline Bourgeois, pour gérer les accrochages de sa fondation à Venise, et de l'ex-ministre de la Culture et ex-patron du Centre Pompidou Jean-Jacques Aillagon pour valoriser sa collection; Edouard Carmignac a salarié Gaïa Donzet, précédemment à la direction de la galerie Tornabuoni, pour réaliser des acquisitions destinées à sa future fondation sur l'île de Porquerolles...

Plus généralement, ces têtes chercheuses de l'art sont rémunérées par un pourcentage (de 5 à 10 %) sur le prix des oeuvres achetées. Katia Raymondaud propose, outre cette commission, un contrat assorti d'un fixe mensuel modeste. « Cela laisse au client le temps de réfléchir, il n'a pas de pression à l'achat, et moi je suis néanmoins rétribuée pour le temps passé », explique-t-elle. Laurence Dreyfus, en charge de budgets annuels de 150.000 euros à plusieurs millions, se rémunère elle aussi grâce à une commission sur les oeuvres payée par le client, comme Patricia Marshall qui s'occupe personnellement d'acheteurs aux budgets de 500.000 euros à plusieurs millions.

D'autres, comme Frédéric Morel, préfèrent être rémunérés par les galeries. « Je suis aussi un apporteur d'affaires : ma clientèle, de qualité, intéresse ces galeries sélectionnées pour leur professionnalisme; cela me paraît un bon système, nous sommes dans une relation gagnant-gagnant. » Cette pratique n'est pas du goût de tous. « Je serai très mécontent si mon "art advisor "se faisait rémunérer par la galerie; pour moi c'est inconcevable », commente Thierry Gillier. « Nous sommes là pour protéger nos clients : ils sont à nu dans une galerie dont la mission est d'abord de promouvoir ses propres artistes », renchérit Patricia Marshall, n'hésitant pas à parler de « conflit d'intérêts ». Certaines voix s'élèvent pour réclamer la mise en place d'un code de déontologie, alors que les courants devraient rester porteurs pour les « art advisors », comme le note Hervé Mikaeloff : « La période est très créative et le marché s'est emballé, car la crise n'atteint pas le haut de gamme. »

Les points à retenir Les « art advisors » sont des conseillers spécialisés qui assistent les collectionneurs d'art contemporain dans leurs achats.Ils font bénéficier des acheteurs fortunés de leur connaissance du marché et de leur réseau de galeries et d'artistes.Selon les cas, ces « chercheurs d'art » peuvent être salariés par les collectionneurs, rémunérés par un pourcentage sur la vente, voire payés par les galeries. Par Martine Robert

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